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CONSTRUIRE UN RÉCIT

EXTRAITS

EXTRAIT DU CHAPITRE 1: LA STRUCTURE DE BASE
EXTRAIT DU CHAPITRE 2 : LE SENS
EXTRAIT DU CHAPITRE 3 : LE PITCH DRAMATIQUE
EXTRAIT DU CHAPITRE 4 : LA TRAJECTOIRE INTERNE
EXTRAIT DU CHAPITRE 6 : CARACTÉRISATION
EXTRAIT DU CHAPITRE 8 : LE TRAITEMENT
EXTRAIT DU CHAPITRE 9 : LA CONTINUITÉ DIALOGUÉE
EXTRAIT DU CHAPITRE 11 : EXIGENCES FONDAMENTALES

 


EXTRAIT DU CHAPITRE 1: LA STRUCTURE DE BASE

Si le récit était un végétal...

... ce serait un chou romanesco. En effet, ce principe objectif-obstacles est la forme de base d'une structure fractale. En d'autres termes, le récit est la combinaison, à différentes échelles, de milliers de couples objectif-obstacles.

Mais, vous demandez-vous peut-être, si tout récit peut se réduire à une structure aussi simple, comment se fait-il qu'au final les récits soient si différents les uns des autres ? Il y a cinq raisons majeures à cela.

1. D'abord, il existe à la disposition des auteurs une infinité de combinaisons possibles. Une infinité de protagonistes possibles, de caractérisations, d'arènes, d'incidents déclencheurs, d'obstacles et de climaxes. En revanche, même si les objectifs peuvent être divers et variés, on ne peut pas dire qu'il y ait une infinité de motivations et d'objectifs. Dans la vie comme dans la fiction, ce sont toujours les mêmes forces qui meuvent les organismes vivants.

Imaginons qu'à l'échelle de l'œuvre entière, vous vous arrêtez sur un protagoniste, un incident déclencheur, un objectif, des obstacles, tous bien spécifiques. A partir de cet ensemble en apparence unique, vous pouvez encore écrire trente-six récits différents. Ce qui nous amène aux quatre autres facteurs de différenciation.

2. Comme précisé plus haut, la structure de base se retrouve à différentes échelles : l'œuvre entière mais également la série, l'épisode, l'acte (dramatique ou logistique), la séquence, la scène jusque, parfois, une phrase de dialogue. Tout le premier acte des Compères, par exemple, a un protagoniste différent du protagoniste général. Il s'agit de Christine (Anny Duperey) dont l'objectif est de retrouver son fils fugueur. Une fois qu'elle a transmis son objectif à Pignon (Pierre Richard) et Lucas (Gérard Depardieu), nous entrons dans le deuxième acte. Le climax de Ben-Hur est la célèbre course de char. C'est une séquence (i.e. un ensemble de scènes) qui dure 25 minutes et qui contient elle-même trois actes et un climax. Le deuxième acte de cette séquence démarre quand les chars s'élancent. Le climax du climax de Ben-Hur est le moment où Ben-Hur (Charlton Heston) et Messala (Stephen Boyd) sont en tête de la course et finalisent leur affrontement en l'intensifiant. Le troisième acte du climax comprend deux scènes : le couronnement du vainqueur et la mort du perdant.

3. Les milliers de structures de base qui sont combinés pour obtenir un récit ne concernent pas toujours le protagoniste général de l'œuvre. Dans l'une des scènes de La mort aux trousses, un personnage secondaire, Leonard (Martin Landau), essaie de convaincre son patron (James Mason) que la femme que son patron aime les a trahis. Le protagoniste général du film (Cary Grant) assiste à la scène en témoin caché mais il n'en est pas le protagoniste local.

4. On peut jouer avec la structure de base. On peut en cacher certains éléments, les révéler plus tard, ne montrer qu'une partie des récits annexes, rajouter une ou plusieurs sous-intrigues, ménager des surprises ou du mystère. Et aussi choisir de développer l'objectif trajectoriel plus que l'objectif dramatique. Quand je dis qu'un récit est un mélange fractal, ce n'est pas pour autant un mélange régulier où chaque mini-récit apparaît dans l'ordre et en entier. Un récit est un mélange fractal arbitraire et parcellaire. Dans le court métrage Omnibus, par exemple, la routine de vie du protagoniste - préparation qui fait généralement partie du premier acte - se trouve dans le deuxième acte. Elle est utilisée comme argument par le protagoniste (Daniel Rialet).

Il était une fois dans l'Ouest est un bel exemple de mélange fractal arbitraire et parcellaire. L'incident déclencheur est le massacre de la famille McBain par Frank (Henry Fonda), un chef de gang immoral qui travaille pour un industriel véreux nommé Morton (Gabriele Ferzetti). Cet incident déclencheur touche deux person-nages importants : Jill (Claudia Cardinale), l'épouse de McBain, qui débarque de La Nouvelle Orléans après le massacre et Cheyenne (Jason Robards) à qui Frank fait porter le chapeau de ses crimes odieux. Jill a d'abord pour objectif de retourner d'où elle vient mais quand elle comprend ce que son mari voulait faire - bâtir une gare à un endroit stratégique pour le chemin de fer en chantier - elle décide de rester et de contrer Frank et Morton. Quant à Cheyenne, il a deux objectifs : ne pas payer à la place de Frank et se venger. Il a également pour objectif secondaire d'aider Jill. Un quatrième personnage important du film a le même objectif secondaire que Cheyenne. Il s'agit d'Harmonica (Charles Bronson). Son objectif principal est de se venger de Frank. Dans l'histoire d'Harmonica, l'incident déclencheur remonte à de nombreuses années, quand Frank a tué le frère d'Harmonica de façon sadique. Cet incident déclencheur fait l'objet d'un flashback célèbre à la fin du film. Bref, prenez les cinq personnages principaux d'Il était une fois dans l'Ouest, avec chacun leur incident déclencheur, leurs objectifs, principal et secondaire, faites-les se croiser et se recroiser et vous obtenez le cocktail que l'on connaît. C'est une structure fractale qui respecte deux mécanismes fondamentaux : conflit et unité. L'unité est incarnée par Frank. Car les objectifs des autres personnages sont tous en rapport avec lui.

5. Enfin, dernier critère et non des moindres, cette combinaison fractale qu'est le récit n'est jamais aussi parfaitement construite qu'un chou romanesco. Il faut compter avec les ratés, les approximations, les exceptions, les rebellions (conscientes ou pas), en bref ce que certains appellent les "licences poétiques".

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EXTRAIT DU CHAPITRE 2 : LE SENS

Le pot de l'intimité et de l'authenticité

Il arrive que cette scène d'intention générale soit la plus difficile à écrire ou même que l'auteur l'esquive carrément, de façon inconsciente. En général, c'est parce que c'est dans cette scène que l'auteur est véritablement authentique ou vulnérable (ou les deux). Et cela fait peur de se mettre à nu, d'être vraiment soi-même. Mais cesser de tourner autour du pot et affronter cette scène est extrêmement bénéfique, pour l'œuvre comme pour l'auteur. Car rater le pot c'est rater l'œuvre.

Un jour, dans un atelier, j'ai forcé un auteur à écrire la scène qu'il évitait déjà depuis plusieurs séances. Je lui ai dit de mettre ses deux personnages l'un en face de l'autre et de se dire ce qu'ils avaient à se dire. Peu importe si c'était maladroit. Peu importe si la scène ne devait pas rester dans le récit final. Mais l'abcès devait être crevé. J'ai ajouté que je ne commenterais aucun autre travail de cet auteur tant que cette scène ne serait pas écrite. Quand il est arrivé dans l'atelier le lendemain, il avait changé physiquement. C'était spectaculaire. Il avait écrit la scène. Il nous l'a lue. Elle était émouvante. L'auteur avait enfin débloqué son projet.

C'est parce que j'ai souvent vu des scénaristes refuser de rentrer dans le pot et s'embarquer dans l'écriture sans savoir ce qu'ils voulaient vraiment raconter que j'insiste autant sur la question du sens, caché et profond. Et l'on ne voit pas ce phénomène que dans les ateliers d'écriture. Chaque semaine, sortent des pièces ou des films qui manquent de cohérence. A contrario, j'ai pu constater qu'un travail en profondeur et en conscience sur l'intention et les motivations pouvait améliorer l'écriture.

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EXTRAIT DU CHAPITRE 3 : LE PITCH DRAMATIQUE

RECIT D'INTRIGUE ET RECIT DE CARACTERE

Le récit d'intrigue est le type de récit qui met l'accent sur l'action et les objectifs conscients. Le récit de caractère est le type de récit qui s'intéresse plutôt au portrait ou/et à la trajectoire psychologique d'un personnage. Bien sûr, la plupart des récits mélangent intrigue et caractérisation. Nous avons affaire à un spectre. A un bout du spectre, on citera Duel, La mort aux trousses, Retour vers le futur, Un chapeau de paille d'Italie, 24 heures chrono dans lesquels la caractérisation est parfois proche du néant. A l'autre bout du spectre, on peut citer Amadeus, La cerisaie, Dom Juan, Le fanfaron, Monsieur Schmidt, Un tramway nommé Désir, Vol au-dessus d'un nid de coucou dans lesquels la structure est particulièrement lâche. Mais beaucoup de récits mélangent avec bonheur intrigue et caractérisation. Je pense à Cyrano de Bergerac, L'école des femmes, La garçonnière, Hamlet, Maison de poupée, Martha Jane Cannary, Œdipe roi, Othello, Quartier lointain, Les Soprano, Un jour sans fin, La vie est belle (1946).

En tant qu'auteur, vous avez sûrement vos préférences. Sans que vous vous en rendiez compte, vos goûts vous porteront vers un type de récit plutôt que vers un autre. Mais il peut être intéressant de conscientiser vos préférences. Car l'endroit où vous placez le curseur ne dépend pas uniquement de vos goûts, il dépend aussi de votre intention.

La caractérisation dans le récit d'intrigue

Si vous choisissez le récit d'intrigue, vous allez vous concentrer sur les péripéties. Je vous invite néanmoins à caractériser vos personnages. Quel intérêt ? me demanderez-vous. Je pense que de bonnes caractérisations rendent un récit plus juste, plus riche et plus intéressant. Ne trouvez-vous pas que Haddock, Tournesol, les Dupondt et la Castafiore sont plus crédibles et attachants que Tintin ? Tintin est tellement lisse qu'il en devient non-humain. Donner des aspérités à ses personnages, c'est à la fois être réaliste et procurer plus de plaisir au spectateur.

La structure de base dans le récit de caractère

Si vous choisissez le récit de caractère, vous allez vous concentrer sur la caractérisation, éventuellement sur l'évolution d'un personnage, mais cela ne doit surtout pas vous dispenser d'avoir un pitch dramatique. Les récits de caractère réussis ont une structure classique, au minimum un incident déclencheur et un climax. Attention, je dévoile les fins des œuvres qui suivent.

Dans la pièce Amadeus, l'incident déclencheur est la découverte de Mozart par Salieri et le climax est la folie de Mozart. L'objectif dramatique de Salieri est d'échapper à la jalousie qui le ronge. Dans Dom Juan, l'incident déclencheur est la demande d'explications de Done Elvire - elle lui lance d'ailleurs une imprécation en rapport avec son défaut tragique ("Sache que ton crime ne demeurera pas impuni et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie") -, l'objectif dramatique de Dom Juan est de vivre sa vie de libertinage comme il l'entend et le climax est la mort de Dom Juan. Dans Le fanfaron, l'incident déclencheur est la rencontre entre Bruno (Vittorio Gassman) et Roberto (Jean-Louis Trintignant), l'objectif dramatique de Roberto est de rentrer chez lui et le climax est l'accident de voiture. Dans Monsieur Schmidt, l'incident déclencheur est le départ à la retraite de Monsieur Schmidt (Jack Nicholson) et le climax est son discours au mariage de sa fille (Hope Davis). Dans La cerisaie, l'incident déclencheur est le moment où nous apprenons que la propriété va être vendue aux enchères dans trois mois, l'objectif dramatique de Lioubov est de trouver une solution au problème de la cerisaie et le climax est le moment où Lopakhine annonce qu'il a acheté la propriété. Dans Un tramway nommé Désir, l'incident déclencheur est l'arrivée de Blanche chez Stella. L'objectif dramatique de Blanche est de souffler un peu. Le climax est le viol. Dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, l'incident déclencheur n'est pas montré, c'est la scène qui décide McMurphy (Jack Nicholson) à faire croire qu'il est fou. Mais il est narré dans l'entretien avec le directeur (Dean R. Brooks) et nous en voyons les conséquences (l'arrivée de McMurphy dans ce nouvel univers). Le climax est la tentative de meurtre de McMurphy sur l'infirmière Ratched (Louise Fletcher).

Bref, même si vous choisissez de faire un portrait et même si les récits d'intrigue ne vous motivent pas, vous devez concevoir un écrin suffisamment solide pour vos personnages. Sinon, vous prenez le risque de voir le spectateur décrocher et passer à côté de votre formidable portrait.

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EXTRAIT DU CHAPITRE 4 : LA TRAJECTOIRE INTERNE

Un jour sans fin (1993)

Le personnage qui change est le protagoniste : Phil Connors (Bill Murray). Au début, Phil est clairement caractérisé comme arrogant et blasé. Rita (Andie MacDowell) et Larry (Chris Elliott), le caméraman, font office de consciences morales mais on voit bien que leur point de vue indiffère Phil. A 33 minutes dans le film, Phil comprend qu'il peut enfreindre la loi sans subir de conséquences. Il en profite. Il s'empiffre, drague, vole de l'argent, frappe Ned (Stephen Tobolowsky) et commence à courtiser Rita en la manipulant. Mais, à 55 minutes, il se prend une rafale de claques. Rita a compris que Phil n'était pas authentique. Phil entre alors dans une période de désespoir. Il tente de tuer la marmotte puis de se suicider de mille et une façons. En vain. A 64 minutes, Phil doit se rendre à l'évidence : il est immortel, comme un dieu. A 68 minutes, on comprend que Phil est amoureux de Rita. En outre, il reconnaît qu'il est un con. Il n'a plus besoin de contradicteur raisonnable. Rita lui dit que ce qui lui arrive n'est peut-être pas une malédiction, qu'il y a peut-être une autre façon de voir les choses. Dès la scène suivante, à 72 minutes, Phil agit comme un saint. Il donne tout son argent liquide au clochard (Les Podewell), apporte du café à Larry, sauve un enfant (Shaun Chaiyabhat), etc.

Conclusion. Les phases 1 et 4 sont évidentes. Le climax trajectoriel est la série de suicides vains. A partir de là, Phil n'est plus arrogant. Pour autant, il n'est pas devenu serviable et authentique. Il est surtout perdu. Il se sent à la fois immortel et totalement impuissant. C'est la réflexion de Rita qui va lui indiquer la voie de la rédemption. Le conflit trajectoriel est l'immense frustration générée par l'accumulation d'échecs. Echecs amoureux qui culminent avec la rafale de claques. Et échecs face au désir de mort, qui se concluent également par un montage-séquence. Ce conflit trajectoriel est particulièrement puissant. Déjà, ce n'est pas rien de se prendre une veste ou de ne pas arriver à mourir. Mais, en plus, ces échecs se répètent un très grand nombre de fois. Derrière la comédie qui, comme souvent, donne une apparence de légèreté, le protagoniste vit un véritable enfer.

On notera qu'Un jour sans fin illustre ces cas où le climax trajectoriel précède le climax dramatique (comme dans La guerre des étoiles, cité plus haut). Malheureusement, entre les deux climaxes, il se passe dix bonnes minutes sans conflit. Or, on est toujours dans l'action. Phil n'a toujours pas atteint son objectif (sortir de cette répétition maudite). Un jour sans fin - pour lequel j'ai, par ailleurs, une profonde estime - illustre parfaitement le danger du découpage en trois actes de Syd Field [26]. Quand vous mettez le climax dramatique au milieu d'un troisième acte "fieldien" - celui qui doit faire 30 minutes et comprend deux parties très différentes -, vous prenez le risque de faire retomber le suspense au début dudit troisième acte. Annonce solennelle : quelle que soit votre conception des trois actes, tant que l'objectif n'est pas atteint ou abandonné, vous devez mettre du conflit et continuer à partager le spectateur entre espoir et crainte, a fortiori à l'approche du climax. En bref, vous devez faire comme si vous étiez toujours dans… le deuxième acte !

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EXTRAIT DU CHAPITRE 6: LA CARACTÉRISATION

Deuxième phase : la mise en scène de la caractérisation

Il est tout à fait possible que, dans la première phase du travail de caractérisation, vous ayez imaginé des situations mettant en scène votre personnage et même que vous ayez écrit quelques scènes, caractérisantes bien entendu. Ces scènes peuvent ne jamais faire partie du texte définitif mais elles permettent de saisir le personnage. D'une certaine façon, vous avez mélangé première et deuxième phases.

Outil majeur 1 : le conflit

Pour transmettre au spectateur la caractérisation d'un personnage, il n'y a pas trente-six moyens, il faut mettre ledit personnage en situation, en action ou en réaction. Ce qui nous éclaire le plus sur ce qu'est un personnage est sa façon de se comporter dans une situation donnée, de préférence conflictuelle pour lui ou pour les autres. Dans Les vestiges du jour, par exemple, Stevens (Anthony Hopkins) continue à servir son maître au lieu d'aller au chevet de son père mourant. Au début de Autant en emporte le vent, Scarlett (Vivien Leigh) accepte, par dépit amoureux, de se marier avec un soupirant qui l'indiffère (Rand Brooks). Dans Titanic, au plus fort de la catastrophe, les attitudes de Bruce Ismay (Jonathan Hyde), Cal (Billy Zane) et Molly (Kathy Bates) révèlent un choix déterminé, pour reprendre l'expression d'Aristote [2], ce qui caractérisent chacun d'entre eux. Pour mémoire, Bruce Ismay - qui n'est autre que le PDG partiellement responsable du désastre - embarque discrètement dans un canot de sauvetage réservé aux femmes et aux enfants. Cal fait croire qu'il est le père d'une gamine abandonnée pour pouvoir entrer dans un canot. Et, plus tard, Molly - qui est une nouvelle riche méprisée par la vieille aristocratie - insiste pour que son canot aille repêcher les survivants qui nagent dans l'eau glacée.

Outil majeur 2 : l'anormalité


Un deuxième élément important est nécessaire : il faut que la façon d'agir ou de réagir du personnage soit différente de la norme. Si votre personnage se comporte comme le feraient 95 % des spectateurs dans la même situation, il ressemble à des milliers de gens et n'a donc pas de spécificité. Si, par exemple, votre personnage s'enfuit quand il entend "Au feu !", certes il réagit en situation de conflit mais il ne fait rien de caractérisant. Alors que tout le monde cherche la sortie précipitamment quand retentit "Au feu !", Garfield, lui, brandit des saucisses plantées au bout d'une brochette (Garfield). Dans Hamlet, le protagoniste a une occasion en or d'atteindre son objectif. Claudius lui tourne le dos. Hamlet n'a qu'à le passer par le fil de l'épée. C'est ce que beaucoup de monde ferait à sa place pour atteindre son objectif. Mais Hamlet n'est pas tout le monde. Hamlet se tâte, se pose des questions et finit par se trouver une excuse pour ne pas agir. Ce faisant, Shakespeare le caractérise. Dans Ménage, Blanche (Blandine Pélissier) hésite entre empêcher une goutte de café de salir son tapis et retenir sa copine dépressive (Sandrine Dumas) de passer par la fenêtre. Un être humain normal n'hésiterait pas une seconde. Blanche est tellement névrosée qu'elle choisit la propreté.

Vous me direz peut-être que l'anormalité, si elle est certes caractérisante, a tendance à générer de la comédie. C'est faux. L'indécision d'Hamlet n'a rien d'hilarant. Encore plus éloquent, dans la série Hannibal (S1, ép.11), un tueur en série (Eddie Izzard) éventre un médecin encore vivant (Raúl Esparza) et extrait ses organes. Une blogueuse (Lara Jean Chorostecki) est à ses côtés, mais pas en tant que complice, en tant que témoin forcé. Tout humain normalement constitué tremblerait, hurlerait, pleurerait, vomirait, s'évanouirait ou détournerait les yeux. La blogueuse, elle, regarde la scène froidement. Son anormale absence de réaction est extrêmement caractérisante et, croyez-moi, il n'y a rien de comique dans la scène.


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EXTRAIT DU CHAPITRE 8 : LE TRAITEMENT

Exemples de passage du scène-à-scène au traitement

Imaginons que vos personnages principaux sont de jeunes étudiants et que votre scène-à-scène indique ceci : "Charlotte demande à Kevin de ne pas la larguer. Il persiste et lui dit qu'il reviendra peut-être vers elle si elle change." Un scénariste paresseux montrerait Charlotte qui va trouver Kevin dans la rue ou à la fin d'un cours. Elle lui demanderait de ne pas la larguer. Ils auraient éventuellement un échange conflictuel. Et Kevin finirait par dire : "Je reviendrai peut-être vers toi si tu changes". Dans ce cas, le passage du scène-à-scène au traitement n'ajoute rien et tout passe par les dialogues. Imaginons maintenant que Charlotte et Kevin sont en cours d'allemand à une certaine distance l'un de l'autre. Charlotte se fait surprendre par le professeur en train de faire passer un petit message manuscrit. Elle y demande à Kevin de ne pas l'abandonner. Devant toute la classe, le professeur oblige Charlotte à traduire le mot en allemand. Charlotte s'exécute. Puis le professeur oblige Kevin à répondre. Devant tout le monde et en allemand, Kevin suggère à Charlotte de lui faire signe quand elle aura changé. Je suis sûr que vous pouvez être encore plus créatif mais, au moins, dans cette deuxième configuration, 1- une arène a été exploitée, 2- Charlotte a fait preuve de ressource et 3- du conflit lui a été rajouté, ce qui a probablement rendu Charlotte plus attachante. En bref, la scène a gagné en passant du scène-à-scène au traitement.

Prenons un autre exemple : la première apparition d'un personnage important du Jouet. Dans le scène-à-scène, cela donnerait ceci : "François Perrin découvre le Président Rambal-Cochet dont il a tant entendu parler : un PDG puant, craint par tous ses employés". En version traitement : "Dans la cour de l'usine Rambal-Cochet, des tables ont été montées sur tréteaux pour un déjeuner à ciel ouvert. Les employés ont déjà commencé à manger car le PDG a fait savoir qu'il arriverait en retard. Soudain, voilà sa voiture qui s'arrête au fond de la cour. Tout le monde se lève avec déférence. On l'accompagne jusqu'à sa place, qui se trouve en bout de table. Sans un mot, Rambal-Cochet s'assoit et, au lieu de rapprocher sa chaise du bout de la table, attrape la planche et la tire à lui d'un bon mètre, semant la confusion parmi les convives. Puis il mange, satisfait, indifférent aux autres, tandis que les convives s'emmêlent les assiettes et les verres sans oser broncher". Ce geste insensé caractérise Rambal-Cochet en quelques secondes comme aucune succession de dialogues ne pourrait le faire.

Dernier exemple, tiré de Portrait craché d'une famille modèle. Dans le scène-à-scène, on pourrait lire simplement : "Susan annonce à Nathan qu'elle le quitte". Un scénariste indigne concevrait une scène de rupture classique avec moult dialogues, éventuellement un éclat de voix et quelques larmes. Lowell Ganz et Babaloo Mandel ont exploité la caractérisation des personnages, qui n'est pas banale. En effet, Nathan (Rick Moranis) et sa femme Susan (Harley Kozak) cherchent à faire de leur fille de 4 ans (Ivyann Schwan) un petit génie. Mais Susan trouve que l'enfant n'est pas bien équilibrée et que Nathan va trop loin. Elle commence à se détacher des principes d'éducation de son mari. Problème, il est tellement occupé qu'elle a du mal à lui en parler. Un jour, alors que Nathan fait reconnaître à leur fille des symboles chimiques inscrits sur des cartons, Susan lui propose un nouveau jeu de cartons. Très intéressé, Nathan se met à les lire : 1- Ceci est, 2- le seul moyen, 3- d'attirer, 4- ton attention. Nathan proteste : leur fille est largement au-dessus de ce genre de cartons. Puis il continue à lire : 5- Je te quitte. Nathan regarde sa femme, stupéfait et incrédule, et dit : "Tu me quittes ?!". Susan lui montre un dernier carton : 6- Oui.

Vous l'aurez compris, passer du quoi au comment consiste, entre autres choses, à exploiter et même à milker ce que vous avez mis en place, en particulier l'arène et la caractérisation de vos personnages. Cela consiste également à faire preuve de créativité. Un exercice donné dans certaines écoles de scénario s'appelle "Je suis enceinte". Il s'agit d'écrire une scène dans laquelle une femme annonce à son compagnon qu'elle attend un enfant de lui. La scène ne doit pas ressembler aux milliers de scènes similaires déjà existantes dans le répertoire.


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EXTRAIT DU CHAPITRE 9 :
LA CONTINUITÉ DIALOGUÉE

Le truc de la permutation

Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, je pense qu'un auteur possède dans son inconscient le récit idéal. La difficulté est d'arriver à accoucher de ce récit idéal. Parmi ses caractéristiques, l'inconscient ne connaît pas la négation. Si vous dites, par exemple : "Non, Haneke et Tarantino ne sont pas des névrosés sadiques", l'inconscient de vos interlocuteurs n'entendra pas la négation et associera les noms d'Haneke et Tarantino aux mots "névrosé" et "sadique". Pour les mêmes raisons, il vaut mieux dire à un enfant "Pense à prendre ton cartable" que "N'oublie pas ton cartable". Cela donne de meilleurs résultats.

Tout cela pour dire qu'il peut vous arriver d'avoir une bonne idée pour votre récit mais de ne pas la mettre en situation correctement. Si vous sentez que quelque chose cloche, prenez deux éléments narratifs, inversez-les et voyez ce que cela donne. Au lieu de faire dire un dialogue par tel personnage, mettez-le dans la bouche du personnage d'en face. Au lieu de faire vivre l'incident déclencheur à tel personnage, faites-le vivre à un autre. Au lieu de donner tel objectif à un personnage, donnez-lui exactement l'objectif opposé. Au lieu de mettre telle scène à la fin, mettez-la au début. Au lieu de créer un personnage nouveau pour générer un obstacle, utilisez un personnage qui existe déjà. Au lieu qu'un personnage déteste un autre personnage, il l'adore. Au lieu que ce soit le fils qui vit un conflit particulier, c'est le père. Au lieu qu'un personnage connaisse le secret, il l'ignore. En bref, vous gardez une partie de l'idée et vous changez de façon radicale son insertion dans le projet. Les possibilités de permutation sont infinies. Essayez, faites des simulations, osez les inversions les plus saugrenues. Vous serez étonné de voir le nombre de fois où cette technique règle le problème.

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EXTRAIT DU CHAPITRE 10 :
EXIGENCES FONDAMENTALES

La vie continue, avec son lot d'interrogations

Faire participer le spectateur au maximum et résoudre ce que vous avez mis en place ne signifient pas pour autant que tout doit être limpide et bouclé, comme si la vie s'arrêtait à la fin de votre histoire. Vous pouvez laisser quelque chose dans l'ombre, un détail en suspens. D'une certaine façon, vous laisserez ainsi au spectateur une image juste de la vie et de ses mystères.

J'ai conscience de marcher sur des œufs avec cette suggestion. Car je ne trouve pas souhaitable de finir un récit sur un épais mystère, de laisser au spectateur le soin de recoller les morceaux tout seul ou encore de proposer une chose et son contraire. Dans Broken flowers, Don (Bill Murray) cherche à savoir qui lui a envoyé une lettre lui annonçant qu'il a un fils. Il fait chou blanc. A la fin, un adolescent (Homer Murray) vient trouver Don mais les auteurs ne nous disent pas si c'est son fils - le fait que l'adolescent soit joué par le propre fils de l'acteur Bill Murray ne suffit même pas à éclairer les rares spectateurs qui s'en rendent compte. Bref, c'est la pose artistique dans toute sa splendeur. Les auteurs nous demandent de passer 90 minutes de notre vie à nous intéresser à leur histoire et ils n'ont même pas la politesse des auteurs de Citizen Kane ou En attendant Godot. Celle qui consiste à éclairer le spectateur, à défaut du protagoniste, sur la curiosité principale posée par le récit. Même principe (mais moins grave) à la toute fin de Lost in translation. Bob (Bill Murray) retrouve Charlotte (Scarlett Johansson). Elle lui glisse quelque chose à l'oreille mais le spectateur en est pour ses frais, il n'a pas le droit d'entendre. Dans ces deux exemples, on a affaire à des incertitudes trop lourdes et trop délibérées.

C'est donc une question de dosage. Terminer un récit sur une promesse peut être assez élégant. A la fin des Lumières de la ville, Chaplin ne nous dit pas ce que vont devenir le vagabond et la fleuriste. Vont-ils vivre ensemble ? Peu probable au vu de la caractérisation de Charlot. En même temps, on imagine mal la fleuriste en rester là après ce que le protagoniste a fait pour elle. Pareillement, à la fin de Certains l'aiment chaud, nous ne savons pas si Jerry (Jack Lemmon) va se mettre en ménage avec Osgood (Joe Brown). A la fin de Série noire, Franck (Patrick Dewaere) affirme à Mona (Marie Trintignant) que tout est réglé alors que c'est exactement le contraire. Il a tout perdu. Le récit est résolu, merci aux auteurs, et en même temps, la fin est ouverte. Est-ce que Franck ment simplement à Mona ou est-ce qu'il ne se ment pas carrément à lui-même ? N'a-t-il pas perdu la raison ? Comment lui et Mona vont-ils survivre ? Les déboires de Franck sont loin d'être terminés. Est-ce qu'à la fin du Fanfaron, Bruno (Vittorio Gassman) a appris une leçon ? Il a l'air abattu par ce qui vient de se passer mais est-ce qu'il sera moins beauf pour autant ?

Ces quatre exemples sont très éclairants. Ils fonctionnent selon le même principe. Primo, ce qui a été mis en place est résolu. Secundo, la vie continue pour les personnages. Tertio, c'est avant tout le spectateur qui a appris une leçon.

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