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CONSTRUIRE UN RÉCIT

PRÉFACE

"L'art n'est pas de l'expression pure, c'est de l'expression élaborée."
(Jean-François Zygel [88])



 

"Ce ne sont pas les épanchements de l'inconscient mais plutôt la maîtrise des tendances inconscientes, la soumission de la faculté créatrice à une forte discipline esthétique qui seules permettent les œuvres d'art."
(Bruno Bettelheim [08])







Canaliser les giclées de sang

Red Smith [66], journaliste sportif américain, a eu un jour ce mot, assez célèbre dans le monde anglo-saxon : "Ecrire, c'est facile, il suffit de s'asseoir à sa machine et de s'ouvrir une veine". La formule est jolie mais incomplète. Il ne suffit pas de s'ouvrir une veine, il faut aussi canaliser le flot. Billy Wilder [84] disait qu'un auteur ne devait pas se contenter d'avoir des centaines d'idées, il devait aussi en être le comptable. Hitchcock [36] dit à Truffaut "qu'une masse d'idées, aussi bonnes soient-elles, ne suffit pas à composer un film réussi. Elles doivent être soigneusement présentées avec une conscience permanente de la configuration de l'ensemble". En d'autres termes, votre hémisphère gauche doit continuellement trier et ordonner les épanchements de votre hémisphère droit.

Intérêt de la cohérence ?

Vous vous demandez peut-être s'il est vraiment nécessaire de mettre de l'ordre dans vos giclées de sang. Il est vrai qu'un artiste crée avec ses aptitudes et ses maladresses. Les défauts et les actes manqués font aussi partie de l'œuvre. On dit même que si la fameuse Grande odalisque d'Ingres n'avait pas trois vertèbres en trop, la toile ne serait plus un chef-d'œuvre. Dans le même esprit, il paraît que certains artistes ajoutent des "fausses notes" à leurs œuvres ou enlèvent une ou deux pièces du puzzle pour que cela fasse "artistique" ! Tout cela me paraît exagéré et surtout inauthentique.

En outre, l'idée que le génie - si on en a - transpirera forcément, quoi qu'on fasse, relève de l'image d'Epinal. En 1896, à propos des nombreux manuscrits qui lui étaient envoyés, Johannes Brahms [12] témoignait : "Certains traduisent une réelle inspiration mais ils manquent de structure. D'autres ont la structure, par contre, ils n'ont guère d'inspiration. Comme je l'ai déjà dit, aucune composition ne peut être durable si elle n'est faite à la fois d'inspiration et de qualités techniques sérieuses".

Je crois que, dans tous les arts, le talent et le génie ont besoin de beaucoup de travail et d'un minimum de rigueur. Pas de la rigidité, de la rigueur. D'où l'intérêt de connaître son intention (cf. chapitre 2) et de respecter un tant soit peu les règles.

Vade retro

J'ai lâché le mot tabou : règles. Pour ne pas froisser les artistes allergiques aux règles, certains utilisent un autre terme : guides, principes, etc. C'est aussi efficace qu'appeler une femme de ménage une technicienne de surface. J'affirme que la dramaturgie est régie par des règles, que ce soit dans la vie ou dans la fiction.

On notera que le mot "règles" désigne deux notions différentes, liées de façon logique. D'abord, ce sont les constantes dont on constate l'omniprésence dans le répertoire. Ces règles fondamentales deviennent ensuite des principes d'écriture. Par exemple, si en observant les grandes œuvres, je vois qu'elles contiennent du conflit, quand je passe à la position d'auteur, je me fixe pour règle de mettre du conflit dans ce que j'écris.

Abracadabra

J'ai commencé à m'intéresser aux règles de la narration en 1980, comme apprenti cinéaste, pas comme théoricien. En Occident, le premier traité de scénario n'est autre que La poétique [02] d'Aristote. Après lui, Horace, Nicolas Boileau, Denis Diderot, William Archer, Lajos Egri, Edward Mabley et beaucoup d'autres ont enrichi la réflexion au fil des siècles. Et puis soudain, en 1979, pour des raisons qui m'échappent, la réflexion s'est considérablement rétrécie avec la parution d'un livre qui est vite devenu très influent aux Etats-Unis : Screenplay [26] de Syd Field. Tout à coup, pour écrire un scénario, il fallait entrer dans une formule définitive, sans quoi on était cuit. Dans les décennies qui ont suivi, de nombreux théoriciens anglo-saxons ont brodé sur le modèle proposé par Syd Field et ont abouti chacun à une théorie structurelle compliquée et rigide. Miraculeusement, les grands chefs d'œuvre du cinéma (américains, de préférence) se conforment exactement au modèle. Ni le spectateur, ni le scénariste que je suis ne s'y est jamais retrouvé.

Quand je vois un savant schéma avec des flèches, des montées et des descentes, et la "preuve" par l'exemple qui va avec, c'est plus fort que moi, je ne peux m'empêcher de penser à deux images. D'abord aux demi-sœurs de Cendrillon, dans le conte des frères Grimm (Cendrillon), qui se mutilent le pied pour pouvoir entrer dans l'escarpin d'or. Dans un premier temps, le prince se fait berner puis, quand il voit le sang qui coule, il répudie les usurpatrices. J'ai l'impression que certains théoriciens du récit sont comme les demi-sœurs de Cendrillon : ils veulent à tout prix que leur pied (modèle inadéquat) s'adapte à l'escarpin d'or (l'ensemble des grands récits). A mon avis, ils se font de grosses ampoules mais ils arrivent quand même à abîmer les œuvres et à enfariner beaucoup d'auteurs (cf. pages 56-57).

En partie, d'ailleurs, pour la raison qui suit. C'est la deuxième image qui me vient à l'esprit, celle d'un illusionniste qui fait un tour de passe-passe. Comme tous les magiciens, il a besoin de poudre aux yeux, il a besoin d'une formule savante et compliquée pour convaincre. Car l'être humain a tendance à trouver les modèles sophistiqués plus intelligents donc plus crédibles que les modèles simples (cf. l'expérience d'Alex Bavelas décrite dans Evaluer un scénario [44]). Je dois reconnaître qu'à côté de certains paradigmes, ma conception des trois actes est banale à pleurer (cf. page 100). Elle n'est pas impressionnante. Mais - et c'est là où je veux en venir - sachez que mon but, dans ce livre, n'est pas de vous impressionner, il est d'être en accord avec les faits - ceux-là dont on dit qu'ils sont têtus - et de vous aider à écrire. Bref, de trouver la bonne carte pour le territoire. Je ne dis pas que j'y arrive à 100 % mais, en tout cas, c'est ma seule motivation. C'est d'ailleurs une motivation d'auteur. Au fil des ans, j'ai cherché la théorie et la méthode qui me semblaient les plus logiques, les plus fidèles à la réalité et les plus pratiques pour écrire moi-même.

Maintenant, si les modèles rigides et sophistiqués vous aident à écrire, surtout ne vous gênez pas. On compte sur vous pour nous raconter de belles histoires. Car, au final, c'est bien tout ce qui importe.

Soyez autonome

Dans la vie, quel que soit le domaine et quelles que soient les règles, il y a trois attitudes possibles vis-à-vis d'elles : la soumission, la rébellion ou l'autonomie. Comme La dramaturgie [45], ce livre est rempli de règles. Elles n'ont pas été décrétées par Hollywood. Pour la plupart, elles sont liées à la vie des organismes vivants et elles existent depuis la nuit des temps. Je vous invite à les suivre, ou à ne pas les suivre, en n'étant ni dans la soumission ni dans la rébellion mais dans l'autonomie.

Pratique de La dramaturgie [45]

La méthode proposée dans cet ouvrage découle logiquement des règles du récit détaillées dans La dramaturgie. Mon ambition est de vous aider à ordonner les épanchements de votre hémisphère droit et de permettre aux auteurs qui veulent raconter une histoire de transmettre leur pensée et leur univers tout en captivant le récepteur de leur art. La méthode découle également de mon expérience personnelle. Mes suggestions valent ce qu'elles valent mais au moins je suis le premier à les appliquer. Toutes les recommandations qui nourrissent ce livre ont fait leur preuve dans les ateliers que j'ai animés. Je reconnais volontiers qu'elles ne conviennent pas à tout le monde. Mais elles fonctionnent avec certains auteurs. A chacun donc d'y trouver ce qui peut l'aider.

La "règle" du quatre-quarts

Si un livre invite son lecteur à mélanger, à poids égal, œufs, farine, sucre et beurre et à mettre le tout dans un four à 180°, pendant 45 minutes, il y a de grandes chances que tout le monde obtienne un quatre-quarts savoureux. Non pas parce que l'énoncé de la règle est simple mais parce que celle-ci est facile à appliquer. Les règles qui apparaissent dans cet ouvrage paraîtront parfois aussi simples. Vous devez garder à l'esprit qu'elles sont autrement plus difficiles à mettre en œuvre. Ce n'est pas écrire qui est difficile, c'est bien écrire. Ce n'est pas la compréhension des règles qui requiert du talent, c'est leur application. Comprendre est une chose, apprendre en est une autre. L'application des règles ne demande d'ailleurs pas que du talent mais aussi beaucoup de temps et de pratique. On le sait, la réussite, c'est 5 % d'inspiration et 95 % de transpiration. C'est la limite de cet ouvrage : il ne suffit pas de l'avoir lu et compris pour devenir aussitôt un bon auteur dramatique ou un bon script doctor (cf. Evaluer un scénario [44]). Ce serait trop facile.

Récit dramatique versus récit littéraire

Comme dans La dramaturgie [45], je m'intéresserai ici essentiellement au récit dramatique et très peu au récit littéraire. Les exemples sont puisés dans le théâtre, le cinéma, la télévision, la bande dessinée et le conte. Mes amis romanciers vont encore me dire qu'une bonne partie des principes proposés ici peuvent très bien s'appliquer à l'écriture de nouvelles ou de romans. C'est probable. Les principes fondamentaux du récit se retrouvent dans tous les arts qui les utilisent. Je pense même qu'on trouve le récit dans la vie, avant même qu'il n'apparaisse dans les mythes et les contes. Mais comme ma culture littéraire est parcellaire, je préfère m'en tenir à la dramaturgie. Libre aux romanciers de s'inspirer des suggestions de cet ouvrage.

Questions terminologiques

Derrière les mots "pitch", "séquencier" ou "exposition", chaque théoricien y va de ses définitions et elles ne sont pas toujours concordantes. Si vous écrivez un projet personnel, je vous invite à vous intéresser aux concepts définis dans ce livre plutôt qu'aux mots qui les désignent. Mais si vous faites un travail de commande et que votre interlocuteur utilise un vocabulaire donné, demandez-lui des précisions. Qu'entend-il pas "synopsis" ou "traitement" ? Que veut-il y voir ? Combien de pages ? Un lexique, en fin de volume, vous aidera à vous remémorer toutes les notions abordées dans l'ouvrage.

Hats off to the screenwriters!

En mars 2015, j'ai créé une série web intitulée Hats off to the screenwriters! ("Chapeau, les scénaristes !"). Elle est en anglais, sous-titrée en français, et disponible sur YouTube. Chaque épisode fait entre trois et six minutes, et illustre un élément de narration remarquable. C'est donc un complément imagé à ce livre et à La dramaturgie [45]. C'est aussi et surtout un hommage à tous les grands raconteurs d'histoire, à ces artistes qui inventent des récits, des personnages, des univers de fiction, des structures et... du sens.

 

Yves Lavandier (février 2016)