DISCUSSION AVEC YVES LAVANDIER

auteur de La dramaturgie

 



A qui pensiez-vous vous adresser quand vous avez écrit La dramaturgie ?
En priorité aux dramaturges et aux scénaristes. Mais aussi aux partenaires des arts de la dramaturgie : acteurs, metteurs en scène, producteurs, dessinateurs (dans le cas de la bande dessinée), etc. Et puis aussi à tous ceux qui octroient ou refusent des aides sur la lecture des textes dramatiques et qui n'ont pas tous les compétences pour le faire. C'est en pensant à eux que j'ai d'abord écrit une annexe sur l'évaluation d'un scénario ou d'une pièce et maintenant un livre à part entière : Evaluer un scénario. Enfin, comme j'ai voulu La dramaturgie très accessible, je crois qu'il peut intéresser tous les spectateurs curieux de mieux comprendre le théâtre, le cinéma ou la bande dessinée, et les rapports que ces arts entretiennent avec la vie.

Le grand principe du livre est la modélisation.
En effet. J'examine l'œuvre des grands auteurs dramatiques, sans faire d'élitisme – il y est autant question d'Anton Tchekhov que de Lowell Ganz et Babaloo Mandell – et j'essaie de répondre à trois questions : de quoi sont faites les œuvres dramatiques ? pourquoi sont-elles faites ainsi ? et que faut-il faire pour en écrire ? La question du pourquoi m'a toujours paru capitale. Je crois qu'on ne peut pas se contenter de dire : "Je vois ça dans le répertoire, donc j'en déduis une règle". Je préfère dire : "Je vois ça dans le répertoire, je me demande pourquoi et si je trouve que la raison de cette présence est sage et logique alors j'en déduis une règle". Je pense même que plus la justification a de sens et plus le mécanisme décrit a des chances d'être juste et utile.

Vous citez à peu près 1 400 œuvres en exemple : pièces de théâtre, opéras, longs métrages, courts métrages, sketches, épisodes de série télévisée, albums de bande dessinée. C'est énorme.
Oui, ça peut paraître beaucoup. C'est venu comme ça. Je ne me suis pas freiné. Et puis j'ai voulu proposer au lecteur un grand voyage dans le répertoire dramatique. Cela dit, il y a une petite centaine d'œuvres qui reviennent le plus souvent. J'invite d'ailleurs vivement le lecteur à connaître un minimum de ces œuvres avant de lire La dramaturgie (voir la liste complète). Cela rend ledit voyage d'autant plus enrichissant.

Vous faites même parfois référence au cirque.
J'aime beaucoup le cirque. C'est un lieu où la dramaturgie a sa place, et pas uniquement dans les sketches de clown.

Comment est né La dramaturgie ?
Entre 1983 et 1985, j'ai fait des études de cinéma à Columbia University, à New York. J'y ai appris beaucoup, en particulier sur l'écriture de scénario et la mise en scène. J'y ai aussi tourné de nombreux courts métrages. Je suis rentré en France à l'été 1985. J'ai commencé à gagner ma vie comme scénariste. Et puis, en 1987, je me suis mis à animer des ateliers d'écriture. Bien sûr, je faisais surtout écrire les participants mais j'avais une petite partie théorique. Rapidement, mes élèves m'ont demandé de la mettre au propre. Cela a donné un polycopié de huit pages. C'était le tout premier jet de La dramaturgie. Je l'ai encore. Mais c'est seulement quand le polycopié a dépassé cent pages que j'ai pensé tenir un livre. La dramaturgie est donc le fruit de mes études de cinéma, de mes activités de scénariste, dramaturge, pédagogue et script doctor, et de trente bonnes années de nourritures culturelles.

Auriez-vous pu l'écrire si vous n'aviez pas été vous-même auteur dramatique ?
Sûrement pas de la même façon. Le fait de connaître l'écriture de l'intérieur a forcément influencé ma vision.

On sent, à travers vos exemples, que vous venez du cinéma plutôt que du théâtre. Vous citez les grandes pièces du répertoire mais il n'y a pas grand chose sur le théâtre contemporain, disons à partir de 1950.
Ce n'est pas tout à fait vrai. Amadeus, En attendant Godot, Roberto Zucco et Pour un oui ou pour un non font partie des 82 œuvres de référence et je cite d'autres pièces contemporaines en exemple de façon plus ponctuelle. Je pense à L'atelier, Célimène et le Cardinal, Le chant de la baleine abandonnée, Croisades, Elvire Jouvet 40, Incendies, Mamie Ouate en Papoâsie, Rhinoceros, Trahisons. Je parle aussi très souvent de Huis clos, Mort d'un commis-voyageur, La vie de Galilée qui sont des pièces très modernes, à défaut d'être strictement contemporaines. Je me suis amusé à repérer les oeuvres que je cite le plus souvent. Il s'agit, figurez-vous, de Cyrano de Bergerac, Hamlet et Oedipe roi. Trois pièces de théâtre ! Par ailleurs, j'ai moi-même écrit plusieurs pièces, essentiellement du théâtre de marionnettes, et j'ai fait de la mise en scène de théâtre. Pour l'anecdote, j'ai même joué le rôle du Messager dans une mise en scène de l'Antigone d'Anouilh à New York. Donc je connais le théâtre à la fois comme spectateur et comme artiste. Mais je vous concède que mon activité principale est orientée vers le cinéma et la télévision et que je vais plus souvent au cinéma qu'au théâtre. J'ai aussi l'impression que, malgré son jeune âge, le cinéma permet plus de jouer avec l'art du récit dramatique que le théâtre. Vers 1930, à l'apparition du cinéma parlant, Marcel Pagnol avait déjà senti que les auteurs allaient pouvoir réaliser "des œuvres que ni Molière ni Shakespeare n'avait eu les moyens de tenter". Tout cela explique peut-être l'impression que vous avez.

Alors disons qu'il n'y a pas grand chose sur le théâtre expérimental de ces dernières années.
C'est vrai, on me l'a déjà reproché, mais il n'y a pas grand chose sur le cinéma expérimental non plus. Et ce n'est pas une question de date. La cantatrice chauve qui date de 1950 est plus expérimental que Roberto Zucco écrit quarante ans plus tard. La dramaturgie n'est pas une encyclopédie sur les arts de la dramaturgie, qui passerait en revue toutes les formes de théâtre, de Thespis à Robert Wilson en passant par les jets d'œufs pourris à Nanterre dans les années 1970. Il s'agit d'un traité sur l'art du récit aristotélicien. Je défends une dramaturgie aristotélicienne pour plusieurs raisons majeures, la principale étant que la vie (humaine ou autre) est elle-même aristotélicienne. La vision d'Aristote est en rapport avec le fonctionnement biologique, sociologique et psychologique de l'humain. Malgré (ou après) Freud, le SIDA, la bombe atomique, les crimes contre l'humanité, le world wide web, l'amitié franco-allemande, les jeux vidéo, les attentats du 11 septembre 2001, que sais-je encore, ce fonctionnement n'a pas changé depuis les contemporains d'Eschyle. Certains sujets et certains obstacles ont changé, oui, mais pas la façon que nous avons de les vivre au plus profond de nous-mêmes. Bref, La dramaturgie est un livre sur la façon de raconter une histoire simple avec un début, un milieu et une fin. Ce qui, entre nous, est déjà sacrément difficile. Ceux qui pensent qu'il vaut mieux connaître les règles avant de les tordre peuvent trouver mes livres utiles. Les autres n'ont besoin de rien pour faire les pieds au mur.

On sent que vous n'idolâtrez personne. Même Hitchcock, que vous admirez, a droit à quelques réserves. Ou Certains l'aiment chaud.
Oui, ou Le Cid, Le Tartuffe, Hamlet et plein d'autres. Je pense qu'il n'y a pas d'œuvres ou d'auteurs intouchables. Je comprends que cela fasse grincer quelques dents. Beaucoup d'amateurs ont tendance à se fabriquer un panthéon et à s'y fixer. Ils s'efforcent ensuite de tout justifier, faiblesses comprises, et il ne faut surtout pas toucher à ce qui est devenu sacré. Il est sûrement heureux que les œuvres d'art ne soient pas parfaites. Mais certaines, y compris dans les panthéons, gagneraient à être plus cohérentes. Les artistes sont d'ailleurs souvent les premiers à reconnaître qu'ils se sont parfois fourvoyés. A propos de son œuvre, Samuel Beckett déclarait en 1968 :: "Il y a des faiblesses nécessaires mais d'autres que je ne me pardonne pas". Hitchcock a souvent regretté le flashback mensonger du Grand alibi, l'explosion de la bombe dans Agent secret ou les plans-séquences des Amants du Capricorne. Je trouve très sain de n'être ni cadenassé à un panthéon ni soumis au fascisme des "spécialistes" ou des idolâtres et d'avoir l'autonomie mentale d'émettre des réserves sur les "classiques". Les deux mots clefs, que dis-je, les deux valeurs clefs sont "autonomie" et "authenticité" (cf. Evaluer un scénario). Etre authentique, c'est être en accord avec son moi profond et avec son ressenti. Trop de cinéphiles aiment certaines œuvres parce qu'on leur a dit qu'il fallait les aimer. A propos de Sueurs froides, un lecteur est venu me voir un jour et m'a remercié chaleureusement . J'ai tout de suite compris de quoi il parlait. Il n'avait jamais osé dire que ce film le faisait profondément ch... Les "spécialistes" affirmaient que c'était un chef d'œuvre et si on n'aimait pas Sueurs froides (ou La règle du jeu ou Playtime ou Providence, cochez la case), alors on était forcément le dernier des imbéciles, le dernier des incultes. Avec La dramaturgie et Evaluer un scénario, j'ai envie de dire aux lecteurs : ne vous en laissez pas compter, ni par moi ni par les autres. Ce qui compte, c'est que vous soyez authentiques et autonomes.

Est-ce qu'il vous arrive de citer des œuvres ou des auteurs pour arroser tout le monde, pour ménager la chèvre et le chou ?
Non, pas du tout. Il y a tellement d'exemples éloquents dans le répertoire que je peux me payer le luxe de citer les œuvres que j'apprécie.

La dramaturgie est donc un livre subjectif.
Bien sûr ! Comment peut-il en être autrement ? Je pense qu'en lisant La dramaturgie, Construire un récit ou Evaluer un scénario vous en apprenez autant sur moi que sur les mécanismes du récit. Sur l'importance que j'accorde à l'enfance, aux émotions, à l'humour, au développement personnel. Sur mes besoins de sens et de structure, à la limite du névrotique. C'est pourquoi j'invite le lecteur à y puiser ce qui trouve écho en lui, ce qui peut l'aider, et à laisser le reste. Bref, encore une fois, à être autonome. Le lecteur qui me fait le plus peur n'est pas celui qui déteste mon bouquin, c'est celui qui l'adore inconditionnellement, sans personnalité, sans esprit critique. C'est d'ailleurs vrai pour tous les livres et tous les systèmes. Cela dit, celui qui le déteste sans l'avoir lu - il y en a quelques uns !- n'est pas très estimable non plus [sourires].

Est-ce que votre lectorat est réparti de façon égale entre professionnels de l'audiovisuel et professionnels du théâtre ?
Je ne pense pas. D'abord il y a des amateurs et des professionnels de la bande dessinée parmi mes lecteurs. Ensuite, il est probable que le cinéma l'emporte. Pour plusieurs raisons : il est plus fréquenté et il fascine plus que le théâtre. C'est peut-être dommage mais c'est comme ça. Maintenant, si La dramaturgie permet à quelques cinéphiles ou bédéphiles de découvrir Sophocle, Ibsen ou Brecht, je serai enchanté. Il y a une richesse et une humanité extraordinaires dans le répertoire théâtral. Idem si mon livre conduit les professionnels du théâtre à découvrir Jiro Taniguchi, Jean-Michel Charlier, Les Soprano. Ou ceux qui en font des tonnes sur l'image et la mise en scène à découvrir Sur écoute. La série de David Simon, considérée par beaucoup comme l'une des meilleures de tout le répertoire, est filmée de façon hyper planplan. Champ, contrechamp, champ, contrechamp...

Dans votre livre, vous utilisez beaucoup les expressions « même si », « cela dit », « néanmoins », « en revanche ».
C'est exact. Ça doit être mon côté schizo [rires]. En fait, j'adore les convictions, que ce soit chez moi ou chez les autres, mais je me méfie des certitudes. Donc quand je prends une position claire et tranchée, je m'intéresse souvent aux contre-exemples, à tous les éléments qui vont nuancer le propos, le rendre un peu moins simpliste. J'aime bien les exceptions. Elles participent à la richesse et la subtilité des règles. Mais le seul moyen de complexifier, à mon avis, c'est de partir d'une base univoque. Sinon, c'est tout de suite compliqué plutôt que complexe. C'est d'ailleurs comme cela qu'on devrait écrire une œuvre dramatique. Partir d'une base simple.

La dramaturgie a dépassé les 30 000 exemplaires pour sa version française, il a été traduit en italien (L'ABC della drammaturgia), en espagnol (La dramaturgia), en portugais (A dramaturgia) et en anglais (Writing Drama) et une traduction chinoise est en projet. Vous vous attendiez à un tel succès ?
J'ai senti au début des années 90 que ce qui allait devenir La dramaturgie était apprécié sous forme de polycopié et rendait service. Donc j'y ai cru sur le long terme.

A quoi attribuez-vous celui de La dramaturgie ?
Au bouche-à-oreille essentiellement.

Et la presse ?
Non. On a eu quasiment aucune presse au moment de la sortie du livre (en avril 1994). Un très bel article dans « Sciences Humaines », où on sent que l'auteur a lu le livre, ou en tout cas une bonne partie, et un autre dans « Politis ». C'est tout. Depuis, quelques personnalités ont eu l'occasion d'exprimer leur sympathie pour le livre : Michel Azama en 1997 dans « Les Cahiers de Prospero », Frédéric Beigbeder en 2006 dans « Le Cercle », Alain Riou en 2008 et 2011 dans « Télé-Obs », Ali Rebeihi en 2011 dans « Micro-Fictions ».

Vous êtes amer ?
En tant que lecteur, je me pose des questions. N'y a-t-il pas des livres valables dont la presse ne parle pas ? D'ailleurs, oui, il y en a, j'en connais quelques uns (Le principe de Lucifer, par exemple). Mais en tant qu'auteur, je m'en fiche. La dramaturgie prouve qu'on peut avoir du succès sans être médiatisé. Peut-être parce que c'est un livre spécialisé qui n'a pas besoin d'être en tête de gondole dans les hypermarchés. Et puis c'est aussi un livre qui s'est payé le luxe d'exister sur la durée. Vous citiez les 30 000 exemplaires vendus à ce jour. Ce chiffre a été atteint en vingt-deux ans. Vingt-deux ans de bouche-à-oreille lent et ininterrompu.

Une septième édition est parue en février 2017. Qu'y a-t-il de plus ?
Par rapport aux versions écrue de 1994 et noire de 1997, il y a beaucoup d'éléments en plus. Je pense que le livre est plus complet, plus clair et plus juste. Par rapport aux versions verte de 2004 et gris-rose de 2008, il y a aussi des éléments en moins car je me suis rendu compte que certaines parties de mon travail étaient noyées dans l'ensemble (cf. Préface de la septième édition). Je les ai donc sorties et développées pour en faire trois nouveaux livres : Construire un récit, Evaluer un scénario et Récits dramatiques exemplaires.

Sans pousser à la consommation, que conseillez-vous à ceux qui ont déjà La dramaturgie ?
Ceux qui possèdent la version gris-rose de 2008 ou la bleue de 2011 n'ont pas besoin de racheter La dramaturgie. Les modifications ne sont pas trop importantes. En revanche, les 40 pages sur le passage à l'acte sont devenues 220 dans Construire un récit. Je les ai nourries en partie de mes récentes expériences professionnelles, à la fois comme scénariste et comme animateur d'atelier. Les 9 pages de "Lire une pièce ou un scénario" sont passées à 60 dans Evaluer un scénario. Récits dramatiques exemplaires analysera une trentaine d'œuvres (dont, bien sûr, L'école des femmes et La mort aux trousses) et fera plus de 300 pages. Je précise qu'il n'y a aucun doublon. Vous ne trouverez pas deux développements identiques d'un livre à l'autre, ou deux exemples détaillés de la même façon. Ce ne serait pas correct. Il n'y a que les lexiques qui se recoupent en grande partie.

Le fait d'avoir réalisé un premier long métrage (Oui, mais...) a-t-il changer votre façon de considérer le travail de l'auteur dramatique ?
Pas énormément parce que j'étais scénariste et réalisateur (de courts métrages) et même metteur en scène (de théâtre de marionnettes) avant d'écrire La dramaturgie. Donc, on ne peut pas dire que je sois passé de la théorie à la pratique. La réalisation de Oui, mais... a confirmé des choses que je savais déjà pour les avoir vécues sur mes courts métrages. Par exemple, que le passage du texte à l'image et à l'incarnation par des comédiens modifie la perception du scénario et peut amener à le réécrire à toutes les étapes de la fabrication, de la préparation au mixage en passant par le tournage. Je vous renvoie à l'édition du scénario de Oui, mais... qui raconte justement le processus de réécriture dû au tournage et au montage.

Vous y dites que juger les autres, même de façon constructive, ne vous a jamais mis très à l'aise.
Oui parce que juger les autres, c'est se placer dans une position de supériorité. Ce qui déjà est le monde à l'envers ! Ceux qui produisent du sens, du plaisir et des émotions, même s'ils ratent leur coup, me paraissent bien au-dessus de ceux qui produisent des jugements. J'en parle dans Evaluer un scénario. Alors je sais bien qu'un artiste qui demande au public de goûter son travail s'expose aux commentaires, c'est la règle du jeu. Il n'empêche que la position de juge m'est inconfortable et que je préfère celle de l'auteur qui me paraît plus humble, paradoxalement. C'est d'ailleurs pourquoi je m'efforce d'être aussi constructif et enthousiaste dans La dramaturgie et de ne pas tomber dans la critique d'humeur. J'y envoie beaucoup plus d'ondes positives que négatives.

Vous dites aussi qu'avec Oui, mais... vous avez tenté d'appliquer les leçons que vous donnez dans La dramaturgie mais que c'est plus facile à dire qu'à faire.
Oui, ce n'est pas une grande découverte. Même si dans mes scénarios je tombe dans certains des travers que je dénonce dans mes livres, je pense y respecter une bonne partie des règles. En tout cas, j'essaie. Ce que je peux dire c'est qu'écrire La dramaturgie et Construire un récit et animer des ateliers d'écriture m'ont aidé à devenir un meilleur auteur dramatique, ou un moins mauvais, si vous préférez. Ça, c'est indiscutable. Et puis surtout, je continue à apprendre. En ce moment, j'apprends beaucoup sur le travail de caractérisation. Et sur la méthodologie. Je crois de plus en plus aux états modifiés de conscience. Pas seulement pour affiner la conscience de ma vie mais aussi pour débloquer une écriture. Quand je coince sur une scène ou que je cherche une idée spécifique, au lieu de m'acharner, je vais faire du jogging. Souvent, la réponse vient toute seule, en courant.

Certains disent qu'on ne peut pas être à la fois un grand théoricien et un grand praticien d'un art.
Il faut arrêter avec ce mythe qui n'a aucun fondement et ne fait que trahir une inculture crasse. Dans tous les arts, on trouve d'excellents artistes qui sont aussi de passionnants théoriciens ou/et de brillants pédagogues. En musique, vous avez Jean-Sébastien Bach, Jean-Philippe Rameau, Franz Liszt, Nikolaï Rimski-Korsakov, Vincent d'Indy, Arnold Schönberg, Richard Wagner, Jean-François Zygel. En peinture, je pense à Léonard de Vinci, Paul Signac, Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch, Paul Klee, Charles Lapicque, Jean Dubuffet, Jean Bazaine. En architecture, à Etienne-Louis Boullée, Frank Lloyd Wright, Mies Van der Rohe, Le Corbusier, Robert Venturi. Etc, etc. J'en cite d'ailleurs quelques uns dans mes livres.

Et en dramaturgie ?
Certes, Aristote n'a pas écrit de pièce de théâtre. En revanche, le grand théoricien du nô Zeami était également acteur et dramaturge. Constantin Stanilavski, célèbre théoricien et pédagogue, était également acteur et metteur en scène. Le cas le plus remarquable est George Bernard Shaw, dont les préfaces sont quasiment aussi volumineuses que les pièces et qui disait (dans la préface aux trois pièces pour puritains) : "Le droit de critiquer Shakespeare n'implique pas le pouvoir d'écrire de meilleures pièces". Arthur Miller a écrit des textes très intéressants sur l'art du récit dramatique. On peut aussi citer, dans des styles très différents, des artistes comme Denis Diderot, Johann von Goethe, Bertolt Brecht, Jean-Paul Sartre, Tadeusz Kantor, David Mamet. Sans oublier Corneille, Molière, Racine et Hugo qui se sont exprimés sur leur art, souvent dans les préfaces de leurs pièces. Corneille a également écrit trois discours sur son métier. Dans le domaine du cinéma, je pense à Serguei Eisenstein, Edward Dmytryk, Sidney Lumet, Jean-Claude Carrière ou William Goldman. W.C. Fields a écrit un texte théorique fort pertinent sur la comédie. Will Eisner a enseigné et écrit deux livres références sur la bande dessinée. Scott McCloud, l'auteur d'un livre exceptionnel sur la BD (Understanding comics) est également scénariste et dessinateur. Benoît Peeters est à la fois essayiste et scénariste de bande dessinée. Et puis, bien sûr, il y a Frantisek Daniel, que j'ai eu la chance de croiser à Columbia University, qui était un immense pédagogue et qui a écrit une dizaine de longs métrages tchèques. Il est, en particulier, le producteur du Miroir aux alouettes, Oscar du Meilleur Film en langue étrangère en 1966.

En vérité, les quatre combinaisons sont possibles : bon artiste-bon théoricien (ou pédagogue ou script doctor), bon artiste-mauvais théoricien, mauvais artiste-bon théoricien et mauvais artiste-mauvais théoricien. Ce n'est pas parce que la combinaison la plus fréquente est mauvais-mauvais que bon-bon n'existe pas. Qu'on se le dise une bonne fois pour toutes et qu'on arrête d'attendre les gens au tournant, en bien ou en mal. Cela cause un tort considérable au cinéma français et aux arts en général. Pour apprécier/évaluer une oeuvre d'art, l'authenticité est la seule et unique voie (cf. Evaluer un scénario). Sinon, on est comme l'empereur et son peuple dans Les habits neufs de l'empereur.

Que pensez-vous avoir raté dans le scénario de Oui, mais... qui pourrait choquer l'auteur de La dramaturgie ?
J'ai l'intuition d'avoir raté des choses mais ce n'est pas facile d'avoir du recul sur son bébé. C'est plus facile de doctorer le travail des autres ! Je pense que j'ai raté la caractérisation de la mère. Je ne l'ai pas assez aimée, assez comprise, assez prise au sérieux. J'ai plutôt voulu me moquer d'elle. Je pensais que c'était pour éviter de tomber dans le pathos, pour être léger, mais en fait, avec le recul, je devine que j'ai voulu régler quelques comptes. Et ce n'est pas une bonne idée en dramaturgie. Il faut vraiment aimer et excuser tous ses personnages. Dans ce contexte, Alix de Konopka n'a pas eu la partie facile et je lui sais gré de m'avoir donné ce qu'elle m'a donné.

Dans La dramaturgie, vous expliquez que le dialogue doit être réduit au minimum et que c'est le plus faible outil pour faire passer des informations. Or, Oui, mais... comprend beaucoup de dialogues.
Le dialogue est la partie émergée de l'iceberg, y compris au théâtre. Mais quand on entend plein de dialogues, cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien d'autre. Dans Le dîner de cons, 12 hommes en colère et Le limier, il y a plein de dialogues. Mais il y a aussi tout un travail de structure et de caractérisation. C'est le cas également dans Oui, mais.... Entendons-nous, je ne me compare pas aux plus grands. Je les cite pour dire que, même chez eux, "beaucoup de dialogues" ne signifie pas "uniquement du dialogue". Si c'est vrai chez eux, ça peut être vrai chez les autres, quel que soit leur niveau.

Sur le dialogue, j'ai le cul entre deux chaises, une position délicate à défendre, et souvent mal comprise. Et, pour arranger les choses, le dialogue qui, en effet, est le langage le moins puissant de la dramaturgie, est à la fois un outil surestimé et un outil mésestimé. Surestimé par certains (les adorateurs de Sacha Guitry, Michel Audiard, etc. + les auteurs de mauvais soap operas) et mésestimé par d'autres (tous les gens qui ne jurent que par l'image). On ne doit pas se reposer sur les dialogues, certes, mais, en même temps, on ne peut pas raconter une histoire humaine sans dialogues. Ou alors, c'est artificiel, ça sonne faux. Ou encore, on raconte une histoire de survie dans laquelle on est au niveau le plus bas des besoins humains, au niveau animal. Je rappelle, en outre, qu'il y avait des dialogues et, parfois même, beaucoup de dialogues dans les films dits "muets". Pour revenir à Oui, mais..., dans un cabinet de psy, on parle beaucoup. Le sujet impose forcément du dialogue. Mais on peut être aussi dans l'émotion, le conflit, la comédie et même l'action (au sens grec du terme, pas au sens de Bruce Willis qui fait des acrobaties dans une cage d'ascenseur). La scène de gestalt, la scène de visualisation, la scène d'apprentissage de l'humour ne sont pas uniquement des scènes de dialogues.

La seule chose qu'on peut légitimement reprocher à un auteur c'est de dire les choses au lieu de les montrer. Il est possible que je fasse cela dans Oui, mais.... Je pense, par exemple, au moment où Sébastien explique ses sentiments dans la voiture. Si je le fais, là oui, j'ai raté mon coup. Mais ce n'est pas parce qu'il y a du dialogue que les choses sont dites. On peut aussi montrer avec des dialogues. Je donne plusieurs exemples dans mes livres. Bref, l'omniprésence de dialogues n'est en rien un critère.

Qu'auriez-vous raté, alors, dans le film à part la caractérisation de la mère ?
Je mets l'aspect didactique du film de côté. Je sais que ce n'est pas une forme facile et que ça n'a pas plu à tout le monde mais c'était un choix de départ. D'ailleurs pour certains, ce n'est pas un handicap, ça fait partie de l'originalité du projet, de son côté OVNI. Je suis d'ailleurs assez fier de commencer par une conférence illustrée et de finir par une scène d'amour de trois minutes, sans mots, où seuls le sens, les gestes, les images et la musique comptent.

C'est intéressant de voir que, dans le scénario original, cette scène faisait trois lignes.
Oui, elle a été développée pendant le tournage, avec l'aide d'Emilie Dequenne. Mais elle était quand même écrite sur le papier avant d'être tournée. Pour revenir à votre question, il est possible qu'un défaut majeur du scénario du film soit le manque de surprise. Je prépare et je structure tellement que je me retrouve avec un truc qui coule sans donner l'impression de décoller. J'ai l'impression d'avoir l'effet pervers de mes qualités de structureur. A propos de Oui, mais..., Jacques Audiard m'a dit « C'est bien écrit mais bon dieu, lâche-toi, pète un coup ! ». Je vais essayer de péter pour le prochain. [rires]

Et que pensez-vous avoir réussi ?
Pas plus facile que la question précédente. D'après les adolescents, j'ai réussi à rendre compte de leur univers et d'après les psys, j'ai réussi à rendre compte correctement d'une thérapie. C'est déjà pas mal. Richard Fisch, le directeur du Brief Therapy Center de Palo Alto a même cru que Gérard Jugnot était un vrai psy ! Ce qui m'a fait très plaisir, c'est de voir à quel point le film faisait rire ou sourire. Bien sûr, quand je l'écrivais, je m'amusais à trouver des gags ou des situations comiques mais après avoir passé plusieurs années à l'écrire et un an à le mettre en images, j'ai un peu oublié que ça pouvait être drôle. Et quand les premières projections ont commencé, le public m'a rappelé qu'il y avait de l'humour. C'est assez fascinant de voir l'aspect universel de la comédie. Les Chinois qui ont vu le film (à Shanghai et Hangzhou) ont formidablement bien réagi. Le sommet a été atteint au Festival de Richmond où le film a été projeté dans un immense théâtre de 1 400 places, plein à craquer. Les gens ont ri et applaudi pendant toute la projection. Pour quelqu'un qui considère la comédie comme le traitement le plus noble et le plus difficile, c'est une belle récompense. En plus, voir son film au milieu d'une salle qui rit, c'est comme un trip à l'ecstasy sans les effets secondaires. C'est magique.

Etait-il naturel, pour quelqu'un qui défend autant le scénario, de passer à la réalisation ?
Pourquoi pas ? Ce sont deux activités différentes mais elles ne sont pas incompatibles. Quand on écrit quelque chose de personnel, c'est même un mouvement assez naturel de vouloir le mettre en images soi-même. C'est la démarche inverse, écrire quand on est avant tout réalisateur, qui me paraît moins évidente. Même si, en France, personne ne se gêne !... J'ai des amis scénaristes qui ne s'imaginent pas diriger une équipe et qui préfèrent rester scénaristes. Je les comprends mais je pense qu'ils ont tort. Tous les scénaristes devraient faire au moins un court métrage, histoire de goûter à la réalisation. Si en plus, comme moi, vous prenez un immense plaisir à travailler avec les comédiens ou à assembler le puzzle sur la table de montage, il ne faut pas hésiter.

Etes-vous satisfait de l'accueil du film ?
J'ai regretté de ne pas avoir utilisé un autre nom pour le signer car la plupart des gens qui connaissaient La dramaturgie ont vu le film en m'attendant au tournant. Parfois, en bien, d'ailleurs. Mais, à partir du moment où vous recevez une oeuvre d'art avec un a priori, même positif, vous n'êtes plus authentique et vous vous gâchez l'expérience. Pour le reste, je suis très satisfait de l'accueil de ceux qui ne me connaissaient pas et qui ont juste découvert un film parmi d'autres. Même si c'est un film à part. J'ai voulu raconter une histoire qui me touchait personnellement et montrer une pratique qui n'est jamais montrée au cinéma de cette façon. Je n'ai jamais cherché à donner une leçon de scénario au microcosme. Je suis aussi enchanté du succès du DVD qui continue à très bien se vendre.

Est-ce que vous pensez que votre livre a eu une influence sur l'audiovisuel français ?
Très sincèrement, je n'en ai aucune idée. Certains le prétendent. Cela me paraît très difficile à estimer. Il y a sûrement aujourd'hui une attention au scénario (au sens de récit) qu'il n'y avait pas il y a vingt ans en France. L'idée, par exemple, que le scénario puisse s'enseigner et être régi par des principes fondamentaux n'est quasiment plus discutée (j'en parle dans la préface). Mais grâce à qui, grâce à quoi ?

Le mot « dramaturgie » est entré avec force dans le vocabulaire de la profession. Il n'était pas du tout usité avant 1994. Maintenant, on le lit et l'entend partout. Y compris dans d'autres domaines.
C'est vrai. Mais c'est juste un mot. Je crois qu'il faut du temps pour qu'un livre influence profondément ses contemporains. Comprendre une chose et l'apprendre sont deux activités très différentes, la première est très facile, la seconde peut prendre une vie. En d'autres termes, il ne suffit pas de lire un livre sur l'écriture dramatique, quel qu'il soit, pour devenir aussitôt un bon auteur dramatique ou un bon script doctor. D'ailleurs, c'est vrai pour tous les traités et tous les sujets. S'il suffisait de lire Laurence Pernoud ou Françoise Dolto pour s'occuper correctement d'un enfant...

C'est pourtant ce que beaucoup de décideurs pensent. Ils ont lu votre livre et ils s'imaginent qu'ils savent évaluer un scénario.
C'est de la paresse et de la fumisterie. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai développé la partie consacrée à l'évaluation du scénario. Mais quand bien même. Si vous lisez mes livres sans bien connaître les œuvres citées et surtout sans en confronter le contenu à l'expérience vous n'en retiendrez qu'une infime partie. L'information ne se transformera pas en connaissance. Cela peut même faire des dégâts parce qu'il y a un risque de ne retenir que les grandes lignes et d'oublier les nuances. Même pour "lire" un scénario, il faut du talent, des compétences, des dispositions naturelles.

Que devraient faire les auteurs à qui certains décideurs balancent La dramaturgie comme argument d'autorité ?

Eh bien précisément connaître (au sens d'apprendre) les nuances de leur art. Etre capables de dire aux décideurs : "OK, Lavandier (ou Aristote ou John Truby ou qui vous voudrez) dit ça mais si vous tournez la page, vous verrez qu'il y a une nuance, un contre-exemple ; ce n'est pas aussi simpliste que vous le croyez".

Quels sont vos rêves les plus fous ?
En tant qu'auteur de La dramaturgie, ce serait d'aider chaque culture à véhiculer une pensée profonde et personnelle de façon distrayante et, dans le cas de l'audiovisuel, à résister ainsi au tout-américain.

Comment peut-on résister au cinéma américain ?
Une œuvre d'art est schématiquement constituée de deux éléments : une pensée et sa traduction.  Une pensée n'est riche que si elle est personnelle. Ce n'est pas une condition suffisante mais c'est clairement une condition nécessaire. C'est pourquoi je défends l'idée de projets locaux, régionaux, à sensibilité spécifique. La traduction, en revanche, doit être universelle. Sans quoi l'auteur suédois n'arrivera pas à toucher le spectateur argentin et, pire encore, risquera de ne même pas toucher le spectateur suédois qui n'a pas la même sensibilité que lui, qui n'a pas la carte de son club.

Qu'est-ce qu' une traduction universelle et efficace ?
C'est une traduction qui s'appuie sur le fonds commun à l'humanité. Elle est présente dans de nombreuses formes de récit, d'un continent à l'autre, d'une époque à l'autre. C'est ce que les Américains ont si bien appris à faire en s'inspirant du théâtre européen, même si leur pensée n'est pas toujours à la hauteur. Je défends depuis vingt-cinq ans deux positions fondamentales : 1- le savoir-faire des Américains n'est pas leur propriété exclusive. Il est vieux de milliers d'années. On le retrouve dans le théâtre et la tradition orale. Il peut être appris et utilisé par n'importe quel être humain ; 2- la connaissance et la maîtrise de ce savoir-faire respectent l'âme des auteurs, la spontanéité de leur création et la spécificité de leur culture. Ainsi, en gardant sa sensibilité, il est possible de faire des œuvres distrayantes et profondes – ce n'est pas incompatible ! –, des œuvres qui séduisent ses concitoyens, qui s'exportent, qui véhiculent plus de sens que bon nombre de films américains. Ce sont ces outils que j'essaie de proposer dans La dramaturgie.

Et votre rêve le plus fou en tant que cinéaste ?
Ce serait d'avoir la carrière de quelqu'un comme Charles Chaplin, d'arriver à émouvoir et distraire des millions de gens sur la durée.

Pas mal !
Ah, vous m'avez demandé mes rêves les plus fous. Mais en fait – il y a encore un « mais » ! –, les choses sur lesquelles je travaille le plus ne sont pas professionnelles. Je n'échangerais pas une relation harmonieuse avec ma femme et mes enfants pour tout le génie et le succès de Chaplin. Maintenant, si vous me dites qu'on peut avoir les deux, je signe... Monsieur Méphistophélès [rires].

propos recueillis et compilés par Patrice Saint-Omer

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Autre entretien fleuve accordé par Yves Lavandier (avec des développements différents)